Textes
Home Away From Home, 2017
Je suis né à Gaza en 1966 dans une famille de marchands de tissu, juste quelques mois avant la guerre de 1967 et l’occupation israélienne. De 1985 à 1992, contre la volonté de mes parents, j’ai fait les beaux arts à l’université nationale An-Najah à Naplouse. J’ai reçu une bourse pour poursuivre mes études à l’École nationale supérieure d’art de Bourges (France) et j’ai obtenu mon Diplôme national d’Expression plastique (DNSEP) en 1997. J’ai ensuite partagé mon temps entre la France et la Palestine, jusqu’en 2006, lorsque Gaza est devenu inaccessible (c’est encore le cas aujourd’hui), en raison du siège imposé par Israël.
Le projet Home Away From Home a été réalisé dans le cadre d’Immersion, une commande photographique franco-américaine, un programme lancé par la Fondation d’entreprise Hermès en alliance avec la Fondation Aperture. J’ai proposé de retracer l’histoire et le parcours de quelques-uns de mes cousins qui, diplômés d’université, avaient tous choisi d’émigrer et de s’installer aux Etats-Unis à compter des années 1960, ère d’immigration économique. Était-ce l’attrait du rêve américain ? Un pur hasard ou une lubie ? Je les ai tous rencontrés par le passé, brièvement. Lorsque j’étais petit, ils venaient souvent à Gaza l’été et, une fois ou deux, ils sont venus en France, où je me suis établi depuis 2006. La décision qu’ils avaient prise, chacun, de vivre aux États-Unis m’a néanmoins toujours intrigué. Je suis moi-même le seul, dans ma famille proche, à avoir quitté Gaza ; je vis aujourd’hui à Paris avec mon épouse, Sophie, et mes enfants, Saâd et Amir.
L’« entre-deux » – culturel et géographique – est une question qui me préoccupe. L’exil, le déplacement et la mobilité sont des thèmes qui animent mon travail depuis de nombreuses années. C’est pour cette raison que j’ai choisi de porter mon attention sur mes cousins Kamal, Khadra, Sobhi, Ahmed, Samir et Akram, et leur expérience américaine. J’ai cherché à explorer leur souhait de vivre dans le lieu qu’ils ont choisi et leur désir de rester connectés à leurs origines et d’y revenir. Cette contradiction – la dislocation entre le passé qui nous hante et le présent qui nous habite – nous joue constamment des tours et reste perpétuellement irrésolue.
Les travaux présentés ici sont le résultat de séjours que j’ai effectués en 2017 en Floride, où résident Ahmed et sa famille, et en Californie, où j’ai vécu chez Sobhi et Khadra, Kamal, Samir, Akram, et leurs familles respectives. Je ne prétends pas révéler la vie de mes cousins américains sous tous ses angles et dans toute sa complexité, ni proposer une étude exhaustive sur la diaspora arabe ou palestinienne aux États-Unis. Il s’agit plutôt d’impressions ou de captations spontanées, nées de ces rencontres, variant dans leur intensité, selon le contexte, le lieu et le degré d’interaction avec ces membres de ma famille.
Taysir Batniji
Mobil-home 2007
Le navire, c’est l’hétérotopie par excellence. Dans les civilisations sans bateaux les rêves se tarissent, l’espionnage y remplace l’aventure, et la police, les corsaires.
(Michel Foucault, « Des espaces autres », 1967)
Valises, clefs, fenêtre, ferry (Départ, 2002), murs de la ville (Sans titre, Gaza Walls, 2001), « miroir » (Me 2, 2003), chambres de passage (Chambres, 2005), lieux de commerce (Pères, 2005), aéroports, cars, frontières (Transit, 2004), article 13 de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme fondu dans une nappe de chocolat suisse (L’homme ne vit pas seulement de pain, 2007) : imaginaire, métaphorique ou réel, privé ou public, chaque espace (non-lieu) produit ou documenté par Taysir Batniji semble se soustraire à toute tentative de circonscription. Comme s’il s’agissait de rappeler que, contraintes ou non, vécues seul ou à plusieurs, l’impermanence et l’itinérance sont, à l’instar de l’image du navire chez Foucault, un prérequis à la liberté. Car, si la notion d’un chez-soi réclamé (maison, patrie, terre…) scande le travail de l’artiste palestinien, tels les droits que l’on exige à juste titre, ce n’est jamais sans inclure sa propre fragilité, ses propres mutations ou interstices. Au confort et à l’immuabilité du home (Sweet home), Taysir Batniji oppose le mobil-home. Le mouvement incessant et le déplacement des frontières ne sont-ils pas le fondement de toute pratique artistique critique ? Se déposséder, outre la dépossession subie, d’une identité par trop déterminée et déterminante, charrier un tas de sable, sans fin, sans but, d’un côté à un autre d’une ligne idéelle, cristalliser son trousseau de clefs, laisser aux autres le soin de consumer, s’ils le souhaitent, les textes de lois manifestement voués à la déliquescence (L’homme ne vit pas seulement de pain, 2007), immortaliser les intérieurs absentés des Chambresd’un lieu où l’on a fait que passer, autant d’actes qui participent à l’élaboration d’une oeuvre en perpétuel devenir.
Sophie Jaulmes
Pères 2006
Les images des Pères s’inscrivent dans un ensemble de photographies et de vidéos réalisées à Gaza ces dernières années (Sans Titre/Gaza Walls 2001, Gaza Journal intime 2001, Sans Titre 2001-2005) et qui relèvent d’un projet documentaire singulier dont Taysir Batniji s ‘explique en partie dans le texte qu’il a écrit pour accompagner cette exposition.
Ce projet n’a pas à voir avec l’illustration directe des conditions de la vie dans la ‘grande prison à ciel ouvert’, souvent évoquée, et où s’entassent plus d’un million de Palestiniens depuis 1948, ni avec les conventions du reportage, ni avec les clichés produits et reproduits par les médias (la violence, les pierres, les pneus qui brûlent, la misère des ruelles surpeuplées etc.).
Aux représentations convenues d’un espace physique et humain surdéterminé par la situation territoriale et politique de la région, il oppose en effet la fiction qui, comme y insiste Jacques Rancière, ‘ n’est pas le fait de raconter des histoires imaginaires’ mais ‘construit un rapport nouveau entre l’apparence et la réalité, le visible et sa signification, le singulier et le commun’ (1).En lieu et place d’un exposé précis des puissances objectives qui produisent l’enfermement et génèrent l’exaspération autant que la lassitude ou le désespoir des Gazouis, il invente une configuration plus silencieuse et discrète des tensions et des résistances à l’oeuvre sous le bruit des apparences.
Ainsi, Sans Titre/Gaza Walls (2001) faisait défiler comme autant de diapositives de peintures abstraites et colorées les images des murs de Gaza, couverts de signes (des noms, des slogans et des affiches politiques, des photos de martyrs de l’Intifada). L’esthétique des images et le renvoi à des formes emblématiques de la modernité picturale (abstraction, affiches lacérées, graffitis) ‘masquaient’ le sens original des inscriptions qui n’étaient accessibles qu’aux spectateurs arabophones. La série des Pères propose aujourd’hui l’inventaire forcément incomplet des portraits (peintures, chromos ou photographies) que l’on trouve encadrés et accrochés aux murs des cafés, échoppes, boutiques, ateliers et autres espaces de vie et de travail à Gaza comme dans tout le Moyen-Orient. Ces portraits, souvent décolorés et jaunis, parfois poussiéreux et de guingois, renvoient rarement au maître et propriétaire actuel des lieux mais plutôt au fondateur du commerce, parfois disparu depuis longtemps. Ils sont ainsi les sujets privilégiés de ‘natures mortes’ d’un genre un peu particulier, puisqu’il s’agit d’espaces saturés de signes, des marques de présence(s) et de désordre(s) humains mais dont les occupants ou usagers se sont absentés ; espèces d’espaces pleins (de marchandises, d’objets, de souvenirs et de traces de vie) et vides à la fois, lieux du présent et du passé, et comme ‘suspendus’ entre des temps, des mémoires et des regards différents – ou arrêtés, comme des ruines récentes après une catastrophe dont on ne saura rien.
La force de ces images me semble en effet résider dans ce qu’elles ‘retiennent’ autant que dans ce qu’elles révèlent. Ou plus précisément dans ce qu’elles revendiquent modestement d’un inévitable écart des lectures et des interprétations divergentes, ici et ailleurs, à Gaza et en Palestine et ailleurs. Pour le Gazaoui ou le spectateur familier de la région, ces ‘images d’images’ renvoient à une culture visuelle experte en cohabitations et promiscuités diverses (avec et autour des portraits des Pères sont accrochés, selon les endroits, les portraits des leaders arabes – Arafat, Saddam, des martyrs – Cheikh Yassine, mais aussi Rachel Corrie, les images de la Mecque et du Coran ) , même si le Gazaoui peut n’être pas concerné par le régime esthétique des images (le cadrage des détails, le recours au ‘style documentaire’, la série) qui retiendra en revanche le spectateur étranger ou le visiteur de l’exposition .Cet écart indécidable et irréductible entre les lectures différentes d’images au demeurant pleinement modernes pose la question des historicités conflictuelles dont l’idée d’un art globalisé voudrait nous faire faire l’économie.
Catherine David
Pour la série de photographies « Pères »
Transit, 2005
Filmer ou photographier dans les lieux de passage entre l’Égypte et Gaza est interdit. Le manque d’images conséquent au fait précité est mis en exergue dans cette vidéo par le montage : des images fixes prises hâtivement, irrégulièrement ponctuées d’espaces vides (noirs), apparaissent sous forme de diaporama, la seule dimension sonore étant le bruit d’un projecteur diapo. Pour tout dénouement, une unique séquence en mouvement (ralenti). Transit, réalisée en septembre 2004, reflète les conditions de la difficile, voire de l’impossible, mobilité des Palestiniens aujourd’hui.
En effet, depuis quelques années, et surtout depuis le déclenchement de la seconde Intifada en 2001, Rafah est la seule voie d’entrée ou de sortie du territoire pour les Gazaouis. Dès l’arrivée à l’aéroport du Caire, les hommes voyageant seuls, non autorisés à se déplacer librement en Égypte, sont extraits de l’ensemble des passagers et gardés sous surveillance dans des locaux au sous-sol de l’aéroport jusqu’au matin, heure du départ d’un car escorté à destination de la « frontière » palestinienne sous contrôle égypto-israélien. Après presque six heures, les Palestiniens rejoignent les hommes et les femmes (tous âges confondus) et les enfants qui attendent déjà à Rafah. Le nombre d’entrées par jour étant arbitrairement limité par les forces israéliennes, les voyageurs s’entassent côté égyptien de la frontière. Alors commence l’attente qui peut durer d’une journée à des semaines parfois… Les conditions dans ce port terrestre sont difficiles surtout pendant l’été (chaleur, fatigue, humiliation, conditions d’hygiène très précaires, etc.).
Transit s’inscrit dans une réflexion que je mène depuis 1997 sur les notions de déplacement et de voyage, involontaire ou volontaire. Je m’intéresse tout particulièrement à la situation d’entre-deux : entre-deux identitaire, entre-deux culturel… Sans titre (valise(s) et sable, 1998), Une fenêtre en voyage (1999). Enregistrement du déplacement saccadé (ralenti) d’un ferry chargé de voyageurs à travers l’écran de ma caméra : Départ (2003). Apparaissant et disparaissant depuis et dans un fond blanc saturé, sans repères géographiques de lieu de partance ou de destination autre que le son de la mer, les silhouettes floues des voyageurs flottent en plein « non lieu ». Suspension de la vie, situation de méditation, incertitude de l’origine et du « devenir ». Puis Transit . Plus localisée, la vidéo Transit correspond, en quelques sortes, à un travail de contre-information sur la frontière égypto-israélo-palestinienne, Rafah, très peu médiatisée à l’échelle globale et à la une de l’actualité à l’échelle locale. Vidéaste non autorisé, voyageur parmi les voyageurs, je me distingue du photojournaliste ou du photoreporter travaillant pour un pouvoir ou une idéologie. Le travail de montage des images fixes maladroitement cadrées, qui se succèdent lentement, et où rien ne se passe, que l’attente des voyageurs, contrecarre aussi l’événement « spectacularisé » généralement traqué par les émissaires des mass media . Néanmoins, de l’intérieur, je tente de documenter une actualité, celle des Palestiniens (et des autres) qui tentent quotidiennement de passer une frontière rendue hermétique par la puissance d’un contrôle militaire.
Taysir Batniji, 2005
Texte mis en forme par Sophie Jaulmes
Taysir Batniji 2002
Né à Gaza peu avant l’occupation des territoires palestiniens en 1967, Taysir Batniji ne se réclame pas d’une discipline particulière : il développe, en fonction de son propos, une pratique dite pluridisciplinaire (peintures, assemblages d’objets, installations, photographies, vidéos, performances). « Je cherche un langage artistique qui corresponde à ma manière de vivre, au fait que je circule tout le temps, et qui reflète aussi la situation des Palestiniens aujourd’hui, entre présence et non-présence, entre déplacement et urgence ».
« Je tente à travers mon travail d’établir un dialogue direct avec l’environnement contextuel et quotidien (vécu) afin d’atteindre un état de fusion entre ces deux domaines.
Les travaux effectués jusqu’en 1997, les peintures notamment, ne répondent pas forcément à ce désir.
J’ai alors commencé à m’interroger sur le rapport entre mon travail et les choses auxquelles je suis confronté en permanence, dont deux particulièrement. La première concerne mon implication au cœur d’une scène artistique européenne et mondiale. C’est un rapport qui, bien que parfois critique ou sélectif de ma part, semble toutefois favorable à mon appréhension des nouvelles formes et moyens d’expression. La seconde concerne ma position en tant qu’homme et plasticien palestinien face à un pays jusqu’à ce jour plongé dans le conflit, et cela depuis un siècle.
C’est de là je crois, de ce rapport entre ces deux choses, que naissent le sens et la spécificité de mon travail. Mais c’est de là aussi que peut découler l’ambiguïté parfois ressentie par certaines personnes confrontées à mes œuvres. Car les signes ou clichés médiatiques faisant habituellement référence au conflit israélo-palestinien, sans doute facilement percevables par le public, ne sont pas les aspects sur lesquels je fonde ma démarche. Dans mon travail actuel, je propose au contraire une lecture distanciée, « conceptuelle » des événements historiques et politiques qui marquent mon pays, ainsi qu’une subjectivité perçue à l’égard des dimensions humaines qui en résultent.
En effet, depuis quelques années, les notions de vide, d’absence et d’arrachement sonnent comme des récurrences dans mon travail. Je m’attarde particulièrement sur la représentation de la disparition, disparition des êtres et dégradation des formes de représentation, elles-mêmes vouées à disparaître. C’est ce dont je rends compte dans des travaux tels qu’Absence (1997) ou la série à l’encre de Chine (Sans titre, 2000). Cette disparition est en fait une double disparition : l’absence physique des martyrs palestiniens dont l’existence identitaire n’est reconnue qu’à travers la mort, mais aussi celle des affiches « morales » ou des placards photocopiés de portraits, véhicules informatifs de la disparition, dont sont parsemés les murs et les portes des villes palestiniennes. Car l’existence de l’affiche et de ce qu’elle représente, apparition de la disparition, présence de l’absence, est non seulement ambiguë mais elle est en plus confrontée à la détérioration volontaire (arrachement) ou naturelle (passage du temps, intempéries, effacement ou usure de la pierre).
Il s’agit donc pour moi de révéler la complexité formelle, symbolique mais surtout profondément identitaire qu’une telle approche de la disparition laisse paraître : quel est le devenir de l’identité palestinienne face à cette disparition de l’inexistant ?
Placardés à même la surface du mur d’exposition, les 180 portraits « photographiques » noir sur noir de Sans titre (2001) traduisent bien cette esthétique disparitionniste. Les morts de l’Intifada depuis septembre 2000. Archives, images de presse, placards, photographies d’identité, chaque portrait retrouvé est ensuite retravaillé infographiquement, mis au même format, enregistré comme négatif… et finalement, imprimé sur un support adhésif noir brillant qui est à son tour transféré sur un second support noir mat. L’installation murale se dresse, telle un mémorial de la fragilité. En effet, selon la diffusion de la lumière sur le mur et l’emplacement ou le déplacement du spectateur dans l’espace d’exposition, chaque portrait apparaît et disparaît de façon éphémère, quasi fantomatique, rendant (in)visibles les visages jusqu’alors indistincts des « martyrs ». Apparition de la disparition, disparition de l’apparition, disparition de la disparition.
Depuis mon retour à Gaza le 10 octobre 2000, peu de temps après le déclenchement des événements actuels, mon travail semble prendre une autre tournure. La vivacité et la précision de mon regard s’aiguisent. Aujourd’hui à la recherche d’une vie qui – même au plus profond des scènes quotidiennes – est sur le point de se figer ici et que je souhaite enregistrer, j’ai alors recours à l’usage d’images vidéo et photographiques. Ces particules réalistes, d’ailleurs présentées sous une forme fragmentaire, sont dérobées dans les rues, les marchés ou sur les murs au cours de mes cheminements quotidiens à travers Gaza. Bien que plongé au cœur du conflit, ce que je donne à « voir » ne se trouve pas dans l’évidence et le cliché de l’image médiatique ».
Taysir Batniji
texte redigé pour le catalogue à l’occasion des Rencontres d’Arles, 2002
mis en forme par Sophie Jaulmes
Tombée du ciel 2002
Tombée du ciel
« Tombé du ciel… à travers les nuages… » . S’agit-il réellement d’un « heureux présage » auquel le spectateur est soudain confronté, franchissant le seuil de l’espace d’exposition inondé par l’image d’un ciel presque totalement obstrué ?
The Sky Over Gaza .
Passée la frontière de Gaza, sur quel sol pose-t-on les pieds ? La terre, si chère, si ferme, succombe, s’efface, se confond dans l’obscure pesanteur des cieux. Douce métaphore une fois de plus employée par l’artiste palestinien Taysir Batniji dont les oeuvres effectuées depuis 1997 s’articulent volontiers autour des notions de frontières, de terre, d’exil, d’identité, de disparition…
Matérialité, immatérialité.
Le sol, pourtant si fiable, bascule.
Telle les nuages, l’image se dérobe au passage du corps ; le ciel, traditionnellement protecteur, devient menaçant, source de déséquilibre.
Déambulation incertaine à travers une installation-projection vaporeuse déterminant les contours d’un espace virtuel. Gaza.
Bien que souvent suggestif ou implicite, le travail de Taysir Batniji n’est jamais sans rappeler une réalité palestinienne préoccupante face à laquelle l’artiste tente de se situer, bravant ainsi l’opinion d’un « nombre important d’esthètes qui pensent que toute référence politique [ou extra-artistique ] contamine l’art » .
Pour toute contextualisation, une antenne perçant les nuages au beau milieu des cieux, évoquant d’une part l’incontournable domination médiatique qui régit le conflit et la vie quotidienne en Palestine, mais aussi la possibilité, l’espoir d’une communication subsistante… « (…) l’intellectuel (…) restaure l’espoir en la possibilité de renouer un dialogue, de rétablir une nouvelle forme de communication entre les hommes (…) [car] l’espoir, en temps de guerre vaut presque autant que la vie » .
Une invitation au réalisme poétique.
Juillet 2002, Sophie Jaulmes
Jacques Higelin, Tombé du ciel.
Ibid. 1
Hans Haacke, en réponse à Pierre Bourdieu in Libre-échange , éditions du Seuil, collection Presses du réel, Dijon, 1994, p. 93.
Velibor Colic, Chronique des oubliés , éditions Le Serpent à Plumes, Paris, 1996, pp. 16-17.
Contrebande 2004
Né à Gaza en 1966, Taysir Batniji mène depuis plusieurs années une réflexion sur des questions d’ identité, d ‘existence, d ‘absence et de disparition.
A travers ses peintures, ses installations, ses photos et essentiellement ses vidéos- Taysir Batniji rend compte d’une réalité, d’un vécu, d’un présent, proposant ainsi une alternative à l’imagerie médiatique spectaculaire.
« Gaza – Journal Intime » en est l’illustration. La vidéo, réalisée à Gaza en 2001, alterne des plans fixes de la vie quotidienne entrecoupés de séquences mobiles prélevées dans un abattoir. Un gros plan de découpe d’un morceau de viande au hachoir succède à l’image arrêtée d’un vendeur d’oranges s’abritant de la pluie dans un réfrigérateur à l’abandon ou encore à un portrait télévisuel de Yasser Arafat. Moments d’une plausible vie gelée opposant une fragile résistance à un processus continu d’effacement. Taysir Batniji, artiste circulant entre Gaza, Paris et d’autres lieux de résidence, dépasse les frontières géographiques et politiques propres au contexte palestinien.
« Départ », 2002, reflète l’idée d’une existence « entre deux », entre un ici et un ailleurs. L’image floue d’un bateau et des silhouettes de ses passagers défile, en ralenti saccadé. Départ contraint, choisi, définitif ou retour envisagé ? Sorte d’état actuel de l’artiste, naviguant toujours vers d’autres lieux. « Je cherche un langage artistique qui corresponde à ma manière de vivre, au fait que je circule tout le temps, et qui reflète aussi la situation des Palestiniens aujourd’hui, entre présence et non-présence, entre déplacement et urgence » (1).
« Transit », 2004, est une vidéo impressionnante, une suite d’images fixes parsemées de « non-images » décrivant les différentes étapes d’un voyage de Paris à Gaza, via Le Caire, passage obligé pour atterrir à Rafa, unique porte d’entrée offerte aux Palestiniens pour gagner Gaza. L’artiste a réussi à capter des images à la sauvette dans ce lieu d’attente et de vide, à l’aide d’une caméra numérique. La performance devient alors prouesse, dans un lieu où l’interdiction de filmer et de prendre des photos est stricte. Présent dans ce « non-lieu » au même titre que les autres voyageurs, il devient acteur de son oeuvre en s’immisçant au coeur de l’événement et de la réalité.
Vide, absence, apparition et disparition sont des thèmes récurrents dans son travail. Manifeste contre l’oubli ? Monument éphémère ? « Sans Titre », 2001.Dans l’obscurité, le spectateur se déplace le long d’environ cent quatre-vingt portraits photographiques, provoquant alors l’apparition et la disparition des victimes civiles de la seconde Intifada, immortalisés de leur vivant. Travail d’archivage de l’artiste, qui, après avoir collecté ces photographies, les reproduit ensuite à un format identique, procèdant à un transfert sur sticker noir brillant collé sur un support noir mat. Hommes, femmes ou enfants, les silhouettes évanescentes des disparus demeurent entre absence et présence, entre mémoire et oubli.
Autre témoin de l’importance du travail de mémoire pour Taysir Batniji, « Sans Titre », diaporama de 2001, évoque également ces vies disparues . L’artiste photographie toujours de la même manière, en plans fixes, les murs de Gaza où sont régulièrement placardés les portraits des victimes palestiniennes, pratique courante depuis la première Intifada (1987-1993). Photocopies et affiches superposées, arrachées ou effacées par les intempéries, graffiti, signalétique et empreintes en tout genre. A travers ces images sur les murs, vecteurs muets de l’information et de la revendication, l’absence se fait présence. « Je m’attarde particulièrement sur la représentation de la disparition, disparition des êtres et dégradation des formes de représentation, elles-mêmes vouées à disparaître » (2).
Ainsi l’oeuvre de Taysir Batniji témoigne avant tout de la complexité d’une situation personnelle et d’un contexte politique difficile. L’artiste livre ainsi sa vision personnelle et prend position face à l’Histoire.
(1)(2) texte rédigé par l’artiste pour le catalogue à l’occasion des Rencontres d’Arles, 2002, mis en forme par Sophie Jaulmes
Corinne Rohard
Pour la revue Particule