Cette série de « portraits photographiques », élaborés entre 2005 et 2006 dans des boutiques, cafés, usines et autres espaces de travail à Gaza, a pour sujet les portraits encadrés des « maîtres des lieux » (le plus souvent le père fondateur du commerce, disparu, ou, plus rarement, l’actuel patron), accrochés derrière un comptoir, mis en évidence sur les rayonnages ou dissimulés parmi un amas de produits et de marchandises variant selon la spécialité du magasin… « Compositions inconscientes »1 agencées par les propriétaires des lieux.

Un sociologue pourrait voir, à travers ce travail, un questionnement de la place du père dans la société palestinienne ou arabe, la perpétuation du pouvoir hiérarchique et de l’autorité qu’il exerce, après sa mort, à travers son image… Ici, ce geste est plutôt une manière, pour le successeur (le fils ou un proche), de rendre hommage au « père » afin qu’il garde sa place et reste présent dans le lieu qu’il a fait naître, fait vivre, et dans lequel il a passé la majeure partie de sa propre vie… Marquer ce lieu de la présence de celui dont on a hérité.

Au-delà de toute analyse sociologique ou culturelle, donc, et ainsi que dans certains de mes travaux antérieurs, cette série de photographies participe à un intérêt personnel pour cet état (ou non-état ?) d’absence présente, ou de présence absente, d’état « entre ». La représentation de la disparition et le rapport qui se crée entre l’image du « père » et les éléments qui constituent le champ photographique délimité par le cadrage (l’image dans l’image) est, en quelque sorte, pour le marchand, une tentative inconsciente d’établir un rapport entre l’environnement contextuel présent et l’histoire du lieu. Pour ma part, ce travail est aussi, plus largement, une façon de questionner l’histoire et l’actualité.

Je m’interroge aussi sur la rencontre, ici, entre sphère intime et sphère publique : le portrait du « père », à la fois « monument » privé, référent familial, rappel social du patriarche, et mémoire généalogique publique (collective) du lieu de commerce ; le magasin, à la fois espace de vie (dedans) et lieu d’échange commun, quotidien et permanent (dehors). À l’image de la porte ouverte du lieu de commerce, la frontière entre ces deux sphères est poreuse, ambiguë, indistincte. Ni privé ni public : un espace « entre ».

Taysir Batniji, 2006, texte co-écrit avec Sophie Jaulmes

1 : Terme emprunté à Walker Evans.